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Retrouvez toute l'information économique et financière sur notre application Orishas Direct à Télécharger sur Play StoreLE RENDEZ-VOUS DES IDÉES. L’économiste Jérôme Mathis analyse les promesses et les dangers du «
libra », la future monnaie virtuelle du géant du Web.
Tribune. Les populations non bancarisées de certaines régions du monde, dont l’Afrique, attendent avec
impatience une cryptomonnaie facilement utilisable depuis des téléphones mobiles à faible débit et dont le
cours n’est pas aussi instable que celui du bitcoin. Cette demande pourrait bien être satisfaite par la
cryptomonnaie que Facebook développe actuellement : le « libra ».
Malgré la grogne des banquiers centraux et de certains gouvernements, les cryptomonnaies ne cessent de
gagner du terrain. Il y a quelques années à peine, elles ne retenaient l’attention que de quelques passionnés
d’informatique à la recherche de protocoles capables d’opérer des transactions monétaires sans passer par
les banques. Aujourd’hui, elles offrent en certains endroits de véritables alternatives aux devises
domestiques et bousculent les autorités monétaires. Au point que leur capitalisation avoisine déjà un quart du
montant total des pièces et des billets libellés en euro.
La plus populaire d’entre elles, le bitcoin, a été un vif succès mais butte actuellement sur ses bornes. Même
s’il a probablement de beaux jours devant lui comme outil de spéculation, il ne constitue qu’un piètre moyen
de paiement. Sa volatilité est son talon d’Achille. Son cours joue aux montagnes russes parce qu’il n’est
gouverné par aucune banque centrale et n’est adossé à aucun actif (devise, matière première ou titre de
dette). Il représente encore une roue de secours pour des populations victimes d’inflation à deux ou trois
chiffres (Angola, Egypte, Ghana, Malawi, Mozambique, Nigeria, République démocratique du Congo, Sierra
Leone, Soudan du Sud, Soudan, Zimbabwe…), mais il n’en demeure pas moins une roue de secours qui se
gonfle et se dégonfle aléatoirement, au gré des mouvements erratiques de l’offre et de la demande
mondiales.
Une bataille réglementaire, mais aussi d’opinion
C’est ce problème de fluctuation qu’entend résoudre Facebook en mettant sur le marché une cryptomonnaie
adossée à un panier de devises comme le dollar ou l’euro. Le réseau social, qui en moins de cinq ans a
atteint une capitalisation boursière excédant celle des trois plus grands fleurons de l’industrie française réunis
(LVMH, L’Oréal et Total), envisage de mobiliser les moyens nécessaires pour y parvenir.
Dans cette aventure, il est accompagné d’une vingtaine de multinationales, dont celles qui participent à la
mutation de nos comportements de consommation, comme Uber, Spotify et eBay, mais aussi des géants de
la sécurisation du paiement : Visa, MasterCard et PayPal. Ce consortium s’engage à rassembler des
réserves colossales destinées à contrer les opérations de marché, voire à répondre à d’éventuelles attaques
spéculatives, comme le font quotidiennement les banques centrales, pour garantir la stabilité de la devise. Le
libra a donc pour objectif de constituer la première devise numérique privée crédiblement stable.
Ce projet est passé au crible par les instances de régulation américaines. S’opère actuellement un bras de
fer avec le Congrès, le Sénat, la Banque centrale (Fed) et le gendarme de la Bourse (SEC), car on ne lance
pas dans la nature une nouvelle devise capable de déséquilibrer le système financier international sans
montrer patte blanche à tous les niveaux. Facebook a d’ores et déjà rassuré sur les moyens de traçabilité
offerts par sa cryptomonnaie, que ce soit en matière d’évasion fiscale, de blanchiment d’argent ou de
financement terroriste.
D’autres points sont à présent mis sur le tapis, autour du rôle qu’on entend précisément conférer à cette
devise dans le secteur financier. Va se jouer ces prochains mois une âpre bataille réglementaire, mais aussi
d’opinion. Il n’est pas impossible que l’agenda initial, fixant la mise en circulation du libra à l’horizon 2020, soit
repoussé. Dans le cas contraire, quinze pays de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de
l’Ouest (Cédéao) pourraient bien connaître cette année-là deux révolutions monétaires : l’une avec la mise
en circulation physique de l’éco, qui vise à se défaire du franc CFA (une monnaie héritée de l’ère coloniale) ;
l’autre avec celle, virtuelle, du libra.
Cauchemar pour les uns, mine d’or pour les autres
Pour gagner l’opinion publique, Facebook fait valoir les enjeux liés au déploiement de solutions de paiement
dans les pays en voie de développement. Un tiers de la population mondiale n’est pas bancarisée, le double
en Afrique subsaharienne. La majorité a toutefois accès à un téléphone portable. Le service bancaire mobile
s’est accru ces dernières années, au point que nombre de citadins d’Afrique envoient régulièrement de
l’argent depuis leur téléphone à un parent situé en zone rurale.
La spécificité du libra est qu’il se destine à s’utiliser depuis des applications mobiles comme WhatsApp ou
Messenger, toutes deux propriétés deFacebook, particulièrement présentes en Inde et en Afrique et
adaptées à des connexions Internet à faible débit. Les commerçants de contrées qui ne connaissent pas les
règlements par carte bancaire sont demandeurs de solutions de paiement dématérialisées si cela peut limiter
l’exposition au vol de leur recette quotidienne. Un argument auquel sont sensibles les ONG partenaires du
projet. L’une d’entre elles, Women’s World Banking, est par ailleurs convaincue par le potentiel
d’amplification de l’inclusion financière des femmes.
Chaque année, la diaspora africaine envoie plus de 60 milliards de dollars (plus de 54 milliards d’euros) vers
le continent. En tête des pays bénéficiaires se trouvent le Nigeria, l’Egypte, le Maroc, le Ghana et l’Algérie.
Un pays comme le Liberia récolte plus d’un quart de son PIB de cette manière. Le libra projette de
concurrencer les intermédiaires financiers qui occupent actuellement le terrain (Western Union,
MoneyGram…). L’objectif est également de simplifier le transfert d’argent à travers le globe, pour le rendre
aussi aisé que l’envoi d’un courriel.
Pour convaincre les autorités américaines, Facebook fait valoir les enjeux de marché liés au croisement
d’informations de paiement avec les données personnelles collectées sur les réseaux sociaux. En plus de
géolocaliser en continu les utilisateurs, de connaître leurs habitudes, leurs goûts et l’identité de leurs
proches, Facebook souhaite apprendre ce qu’ils font de leur argent. Cauchemar orwellien pour les uns,
véritable mine d’or pour les autres. Il n’est pas improbable que le législateur américain se laisse séduire par
cette opportunité commerciale. Du temps du développement d’Internet, il avait su se montrer plus
accommodant que les instances européennes. Il ne le regrette pas. Trente ans plus tard, tous les GAFA (les
géants Google, Apple, Facebook et Amazon) sont américains.
Se posent également des enjeux liés à la surveillance, voire à l’espionnage. Mieux vaut pour le législateur
que l’entreprise qui recueille toutes ces informations soit américaine, de sorte à y avoir accès sur simple
décision de justice ou gouvernementale. Le siège du consortium est attendu à Genève, en Suisse. Cette
localisation en dehors de la juridiction américaine pourrait aussi servir dans les phases de négociations à
venir.
Des centaines de millions de clients potentiels
Les instances vont ainsi devoir concilier des enjeux économiques et géostratégiques, d’une part, et des
contraintes de régulation monétaire et de protection des données personnelles, d’autre part. Le tout sur fond
de campagne active du lobby bancaire, qui ne compte pas se laisser damer le pion sans réagir.
Les banques sont préoccupées par ce projet à plus d’un titre. Il y a de quoi. Dans les pays développés, si les
adultes ne semblent pas intéressés outre mesure par un énième moyen de paiement qui viendrait
s’additionner à un arsenal déjà bien étendu (carte bancaire, virements, chèques, espèces…), les jeunes
générations ne l’entendent pas de cette oreille. Dans un avenir proche, certaines formes de versement,
comme les chèques ou l’argent liquide, pourraient bien laisser place au règlement en cryptomonnaie par
téléphone mobile.
Dans les pays émergents, les enjeux de long terme sont aussi bien réels. Si la croissance économique
mondiale continuait à ce rythme, les populations non bancarisées pourraient bien accéder, d’ici une à deux
décennies, au mode de vie actuel des classes moyennes inférieures. Des centaines de millions de clients
potentiels pourraient ainsi voir leurs habitudes de paiement façonnées par Facebook, avant même que les
banques traditionnelles ne viennent à leur rencontre.
Nul ne sait exactement dans quelles conditions le libra sera déployé en Afrique. Ce qui n’est à l’heure
actuelle qu’un projet peut encore changer de nom, de forme, voire être porté par d’autres acteurs si certains
membres du consortium actuel se rétractent d’ici là. Ce qui est certain, c’est que la mutation technologique du paiement dématérialisé est définitivement amorcée et que les autorités monétaires africaines vont devoir
apprendre à composer avec des cryptomonnaies venues d’autres continents.
Jérôme Mathis est professeur d’économie à l’université Paris-Dauphine, auteur du blog La Finance au cœur
de nos vies.
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